Plausibilité ab initio, possession de l'invention, activité inventive

04.12.2023

“Plausibilité” ou de “crédibilité” d’une contribution d'un brevet à l’état de la technique



TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARIS - 8 juin 2023 - 3ème chambre, 1ère section - N° RG 21/12727
La société X conçoit, développe et distribue des produits pharmaceutiques. Elle est titulaire du brevet européen désignant la France n° EP 1 427 415 (ci-après EP’415) et du certificat complémentaire de protection français n°FR11C0042 (ci-après CCP’042) délivré sur la base de ce brevet.
Le brevet EP’415 couvre des composés utiles comme agents anticoagulants pour le traitement des troubles thromboemboliques et plus particulièrement l’Apixaban. Une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le principe actif Apixaban a été octroyée à la société X. Cette AMM a donné lieu à la délivrance par l’INPI du certificat complémentaire de protection n° 11C0042.
La société Y a fait assigner la société X devant le tribunal judiciaire de Paris en nullité de la partie française du brevet de base EP’415 et, de ce fait, en nullité du CCP’042.
- Sur la “plausibilité ab initio” (ou la nécessité de publier dès le dépôt ou la date de priorité des preuves de l’effet technique revendiqué)
La jurisprudence française n’exige pas des brevetés qu’ils démontrent, par des tests ou la divulgation de données qui figureraient dans le brevet, l’effet technique revendiqué, sauf dans le cas des brevets dits de seconde application thérapeutique.
Pour autant, la jurisprudence n’admet pas comme valable un brevet qui n’apporterait aucune contribution à l'état de la technique ou qui permettrait à son déposant de réserver un domaine de recherche n’ayant pas encore apporté des résultats concrets et techniques. Une invention doit ainsi avoir un effet technique “crédible” ou “plausible” à la date de dépôt. Le caractère crédible de l’effet technique s’apprécie à la date de priorité ou de dépôt, au vu des éléments contenus dans la demande, y compris les affirmations du breveté. Des éléments postérieurs au dépôt peuvent en outre être pris en considération mais ne peuvent pas servir de base unique pour démontrer la crédibilité de l’effet technique.
En l’occurrence, les revendications ont été entièrement refondues : elles revendiquaient initialement la protection d’un très grand nombre de composés (74) en fonction des variantes possibles des différents substituants autour de la structure centrale.
Il pourrait en être déduit que la déposante n’était pas en possession de l’invention au moment du dépôt et qu’elle a déposé une idée ou une intuition.
Le tribunal constate toutefois que le dépôt initial divulgue spécifiquement l’apixaban, lequel est en outre exemplifié, certes parmi 140 exemples et la description de plus de 100 synthèses de produits.
Cela étant, le tribunal constate que le document de priorité WO’652 révèle des tests, ayant abouti à la détermination de composés “les plus préférés” ayant une très bonne affinité. L’apixaban se distingue incontestablement parmi tous les exemples de composés synthétisés.
La personne du métier en aurait nécessairement déduit que le breveté pensait que l’apixaban était un composé prometteur, voire le plus prometteur.
Cette conclusion n’est pas formellement exprimée dans la description dès la date de priorité et est encore moins corroborée par des données rendues publiques dans ce document lors de son dépôt.
Toutefois, une telle exigence de divulgation de résultats ne figure pas dans la CBE, ni dans le règlement d’exécution, ni dans la jurisprudence française pour un brevet autre que de seconde application thérapeutique, tandis qu’en l’occurrence, l'étendue du monopole du brevet EP’415 correspond à l’apixaban (indépendamment de son application thérapeutique).
L’effet technique de l’apixaban est crédible du point de vue de la personne du métier à la lecture du fascicule de brevet tel que déposé. Il n’apparaît pas justifié de priver la société X de la possibilité d’apporter la preuve de la contribution de ce composé à l’état de la technique, à la date du dépôt, par la production d’éléments extérieurs et contemporains.
La société X verse aux débats les cahiers de laboratoire et rapports de ses chercheurs, antérieurs au dépôt de la demande WO’652, qui démontrent de manière indiscutable qu’elle était en possession de l’invention, c’est à dire un inhibiteur du facteur Xa, utile dans le traitement des troubles thromboemboliques, dont les propriétés pharmacologiques et pharmacocinétiques sont améliorées.
Le moyen tiré du défaut de “plausibilité” ou de “crédibilité” d’une contribution du brevet EP’415 à l’état de la technique au moment de son dépôt est donc écarté.
- Sur le défaut d’activité inventive au regard du document WO’131 pris seul ou en combinaison avec le document WO’919
Le document WO’131 correspond à l’état de la technique le plus proche de l’invention. La demande WO’131 enseigne l’usage de composés ayant une structure qui, selon la société Y, permettrait à la personne du métier de parvenir à l’apixaban par un travail de routine “de criblage de molécules”.
Or, si l’apixaban correspond potentiellement à l’un des composés possibles ayant pour point de départ cette structure, la société Y n’explique pas pourquoi elle choisit cette structure, autrement que parce qu’elle connaît l’apixaban. Cette société poursuit avec une sélection arbitraire des substituants parmi ceux possibles, en particulier en ce qui concerne le groupement lactame, le choix d’un groupe oxo-pipéridinyle n’étant à aucun moment enseigné par le brevet WO’131.
La société Y soutient finalement que la personne du métier serait parvenue à l’invention en combinant les enseignements de la demande WO’131 avec le brevet WO’919 qui, lui, divulgue un composé n°129 (Sur 254) contenant un groupement lactame 2-oxo-1-pipéridinyle.
Mais, là encore, l’argumentation de la société Y repose sur une sélection arbitraire de substituants résultant de sa connaissance de l’invention et non de la démonstration d’une incitation de la personne du métier, les composés contenant un groupement lactame 2-oxo-1-pipéridinyle du document WO’919 n’étant même pas présentés comme préférés dans ce document. Les raisons de préférer ce groupement Lactame n’étant pas exposées, la combinaison des documents WO’131 et WO’919 n’apparaît donc pas comme raisonnablement accessible à la personne du métier.
Le moyen tiré du défaut d’activité inventive des revendications 1 à 4 de la partie française du brevet EP’415 est donc écarté.
Le tribunal rejette la demande de nullité de la partie française du brevet n° EP 1 427 415 de même que celle, subséquente, aux fins d’annulation du CCP n°11C0042.